L’expert-comptable occupe une position stratégique dans l’écosystème économique français. Professionnel du chiffre investi d’une mission de confiance, il joue un rôle déterminant dans la production et la certification d’informations financières sur lesquelles s’appuient de nombreux acteurs économiques pour leurs décisions. Cette position privilégiée s’accompagne naturellement d’une responsabilité importante, encadrée par un dispositif juridique complexe. À l’interface entre son client et les institutions fiscales, sociales et juridiques, l’expert-comptable voit sa responsabilité civile et pénale engagée dans des situations diverses, reflétant la multiplicité de ses missions et l’étendue de ses obligations.
La profession d’expert-comptable, réglementée par l’Ordonnance du 19 septembre 1945, est soumise à un contrôle strict par l’Ordre des Experts-Comptables et encadrée par un Code de déontologie rigoureux. Ces différentes strates normatives dessinent les contours d’une responsabilité multiforme, qui s’étend bien au-delà de la simple tenue des comptes pour englober les fonctions de conseil, d’alerte et d’accompagnement qui caractérisent aujourd’hui cette profession en constante évolution.
Les fondements juridiques de la responsabilité de l’expert-comptable
Le cadre légal définissant les obligations professionnelles
L’expert-comptable exerce une profession strictement réglementée, encadrée principalement par l’Ordonnance n°45-2138 du 19 septembre 1945, texte fondateur qui a institué l’Ordre des experts-comptables et défini les contours de la profession. L’article 2 de cette ordonnance délimite le périmètre d’intervention de l’expert-comptable, tandis que l’article 12 pose le principe central de sa responsabilité : « Les experts-comptables, les salariés et les professionnels ayant été autorisés à exercer partiellement l’activité d’expertise comptable assument dans tous les cas la responsabilité de leurs travaux et activités. »
Ce cadre légal est complété par d’autres textes fondamentaux comme le Code de commerce, qui impose des obligations spécifiques notamment en matière de commissariat aux comptes, et le Code général des impôts, qui définit certaines prérogatives et obligations des professionnels du chiffre en matière fiscale. La loi PACTE du 22 mai 2019 a également élargi le champ d’intervention des experts-comptables, renforçant simultanément leur rôle et leur responsabilité dans le conseil aux entreprises.
Sur le plan international, les normes IFRS (International Financial Reporting Standards) et ISA (International Standards on Auditing) constituent également des références incontournables qui s’imposent aux experts-comptables dans leur pratique professionnelle, notamment pour les entités cotées ou d’intérêt public.
La distinction entre responsabilité civile contractuelle et délictuelle
La responsabilité civile de l’expert-comptable s’articule autour de deux régimes juridiques distincts. D’une part, la responsabilité contractuelle, qui découle directement de la relation établie avec son client et formalisée par la lettre de mission. D’autre part, la responsabilité délictuelle, qui peut être engagée vis-à-vis des tiers lorsque l’expert-comptable cause un préjudice à un tiers dans l’exercice de ses fonctions.
En matière contractuelle, l’article 1231-1 du Code civil pose le principe selon lequel « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution ». Cette disposition fonde la responsabilité de l’expert-comptable envers son client lorsqu’il manque à ses obligations contractuelles définies dans la lettre de mission.
La lettre de mission constitue le socle juridique de la relation entre l’expert-comptable et son client. Elle définit précisément le périmètre des obligations du professionnel et sert de référence en cas de litige sur l’étendue de sa responsabilité.
Concernant la responsabilité délictuelle, elle repose sur les articles 1240 et suivants du Code civil. Un arrêt de la Cour de cassation du 27 novembre 2019 a clarifié que la responsabilité délictuelle de l’expert-comptable peut être engagée par un tiers, notamment lorsque les informations comptables produites ont induit en erreur des créanciers ou des investisseurs potentiels.
Les textes régissant la responsabilité pénale spécifique
La responsabilité pénale de l’expert-comptable est encadrée par divers textes qui définissent les infractions spécifiques à cette profession. Le Code pénal contient plusieurs dispositions applicables aux experts-comptables, notamment les articles relatifs au faux en écriture (articles 441-1 et suivants), à l’abus de confiance (article 314-1) ou encore au délit de blanchiment (article 324-1).
Le Code monétaire et financier impose également aux experts-comptables des obligations en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (articles L.561-1 et suivants). Ces dispositions constituent le fondement de poursuites pénales en cas de manquement à l’obligation de vigilance ou de déclaration de soupçon.
Enfin, le Code général des impôts prévoit des sanctions pénales spécifiques, notamment en cas de complicité de fraude fiscale (article 1741). Ces différentes dispositions pénales reflètent la position stratégique de l’expert-comptable dans le dispositif de contrôle de la légalité des opérations économiques et financières.
Le code de déontologie et ses implications juridiques
Le Code de déontologie des experts-comptables, inscrit dans le Décret n°2012-432 du 30 mars 2012, définit les principes éthiques et les règles professionnelles que doivent respecter les membres de la profession. Ce code, qui a valeur réglementaire, constitue un fondement essentiel de la responsabilité disciplinaire de l’expert-comptable, mais il influence également l’appréciation de sa responsabilité civile et pénale.
Les principes fondamentaux définis par ce code incluent l’indépendance, l’intégrité, l’objectivité, la compétence, la confidentialité et le secret professionnel. Le non-respect de ces principes peut non seulement entraîner des sanctions disciplinaires prononcées par les instances ordinales, mais également constituer le fondement d’une action en responsabilité civile ou pénale.
Un exemple emblématique concerne l’obligation d’indépendance : si un expert-comptable ne respecte pas ce principe en acceptant une mission malgré un conflit d’intérêts, cette faute déontologique pourra être invoquée pour caractériser un manquement à son obligation de moyens dans le cadre d’une action en responsabilité civile.
La responsabilité civile de l’expert-comptable
L’obligation de moyens versus l’obligation de résultats
La jurisprudence a clairement établi que l’expert-comptable est tenu, en principe, à une obligation de moyens et non de résultat. Cela signifie qu’il s’engage à mettre en œuvre toutes les diligences nécessaires pour accomplir sa mission, sans pour autant garantir un résultat spécifique. Cette distinction est fondamentale car elle détermine la charge de la preuve : en cas d’obligation de moyens, c’est au client de prouver que l’expert-comptable n’a pas déployé les efforts attendus d’un professionnel normalement diligent et compétent.
Cette qualification juridique a été confirmée par de nombreuses décisions de justice, dont un arrêt de principe de la Cour de cassation du 14 novembre 2018, qui rappelle que « l’expert-comptable est tenu d’une obligation de moyens et sa responsabilité ne peut être engagée qu’en cas de faute prouvée ».
Cas jurisprudentiels déterminants en matière d’obligation de moyens
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette obligation de moyens à travers plusieurs décisions significatives. Dans un arrêt du 3 mars 2020, la Cour d’appel de Paris a caractérisé le manquement de l’expert-comptable à son obligation d’information et de conseil lorsqu’il avait qualifié de supplément de loyer une somme qui constituait en réalité un pas-de-porte, sans alerter son client sur les conséquences fiscales de cette qualification erronée.
De même, dans un arrêt du 29 janvier 2019, la Cour d’appel de Paris a retenu la responsabilité d’un expert-comptable qui avait indiqué par erreur à une société de revente de véhicules d’occasion qu’elle devait facturer la TVA à la marge au lieu de l’appliquer sur la totalité du prix de vente, entraînant un redressement fiscal significatif.
Ces décisions illustrent que l’obligation de moyens s’apprécie au regard des standards professionnels et des diligences normales attendues d’un expert-comptable. Le professionnel doit démontrer qu’il a mis en œuvre les compétences, les techniques et les procédures conformes aux normes professionnelles en vigueur.
Situations exceptionnelles relevant de l’obligation de résultats
Si l’expert-comptable est généralement tenu à une obligation de moyens, certaines missions spécifiques peuvent être qualifiées d’obligation de résultat. C’est notamment le cas pour des prestations techniques précises comme le calcul d’indices, l’établissement de déclarations fiscales ou le respect de délais légaux impératifs.
Dans un arrêt du 5 mai 2017, la Cour de cassation a ainsi considéré que l’expert-comptable était tenu à une obligation de résultat concernant le dépôt dans les délais d’une déclaration fiscale, estimant qu’il s’agissait d’une tâche purement matérielle ne comportant pas d’aléas particuliers.
De même, la jurisprudence considère généralement que l’établissement de bulletins de paie conformes à la réglementation constitue une obligation de résultat. Cette qualification a des conséquences importantes en termes de responsabilité, puisque dans le cadre d’une obligation de résultat, la simple constatation de l’absence du résultat promis suffit à engager la responsabilité du professionnel, sans que le client ait à prouver une faute.
Le devoir de conseil et ses implications juridiques
Le devoir de conseil constitue une composante essentielle de la responsabilité de l’expert-comptable. Au-delà de la simple tenue des comptes, l’expert-comptable est tenu d’informer et de conseiller son client sur les implications comptables, fiscales, sociales et juridiques de ses décisions. Ce devoir de conseil s’est considérablement renforcé au fil des années, la jurisprudence ayant progressivement étendu son champ d’application.
Dans un arrêt emblématique du 2 mai 1997, la Cour d’appel de Paris a jugé que « l’activité d’expert-comptable ne peut être cantonnée à de simples travaux comptables lorsqu’il est demandé à l’expert-comptable, tenu d’une obligation de conseil elle-même source de responsabilité, de fournir à ses clients une assistance assidue à la gestion dans une optique de prévoyance du destin de leurs entreprises ».
Ce devoir de conseil implique notamment pour l’expert-comptable de :
- Alerter son client sur les risques fiscaux, sociaux ou juridiques liés à certaines opérations
- Proposer des solutions d’optimisation légales adaptées à la situation de l’entreprise
- Informer sur les évolutions législatives et réglementaires impactant l’activité du client
- Mettre en garde contre les irrégularités constatées dans la gestion ou la comptabilité
Le manquement à ce devoir de conseil constitue l’un des principaux motifs de mise en cause de la responsabilité civile des experts-comptables. Selon une étude de la compagnie d’assurance spécialisée dans la couverture des risques professionnels des experts-comptables , plus de 60% des réclamations concernent des défaillances dans le devoir de conseil.
La responsabilité dans l’établissement des comptes annuels
L’établissement des comptes annuels constitue le cœur de métier de l’expert-comptable et une source majeure de responsabilité. Selon l’article 123-14 du Code de commerce, les comptes annuels doivent être réguliers, sincères et donner une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l’entreprise. L’expert-comptable qui participe à l’établissement de ces comptes engage sa responsabilité sur leur conformité à ces principes fondamentaux.
La Cour d’appel d’Orléans, dans un arrêt du 24 novembre 2008, a précisé que la mission de présentation des comptes « ne saurait se limiter à un rôle de scribe pour la simple collecte des éléments fournis par l’entreprise et la mise en forme de la présentation finale de ces comptes […] la mission de présentation des comptes est une mission d’opinion justifiant de la part du professionnel du chiffre la manifestation d’un esprit critique sur les éléments qui lui sont fournis ».
Cette responsabilité implique pour l’expert-comptable de mettre en œuvre des procédures de contrôle adaptées pour s’assurer de la fiabilité des informations fournies par son client. S’il constate des anomalies significatives, il doit les signaler à son client et, si nécessaire, émettre des réserves dans son rapport de présentation des comptes.
La jurisprudence est particulièrement sévère lorsque l’expert-comptable a manqué de vigilance dans la détection d’irrégularités manifestes ou de fraudes évidentes. Dans un arrêt du 14 mars 2018, la Cour de cassation a ainsi retenu la responsabilité d’un expert-comptable qui n’avait pas détecté des détournements de fonds réalisés par le dirigeant d’une société, alors que certains indices auraient dû éveiller ses soupçons.
Les dommages indemnisables et l’évaluation du préjudice
L’évaluation du préjudice en matière de responsabilité civile de l’expert-comptable obéit aux principes généraux de la réparation intégrale. Les tribunaux prennent en compte tant le préjudice direct que le préjudice indirect, dès lors qu’ils présentent un caractère certain et un lien de causalité établi avec la faute du professionnel.
La jurisprudence distingue plusieurs catégories de dommages indemnisables :
- Le préjudice financier direct (redressements fiscaux, pénalités, majorations)
- Les pertes d’exploitation consécutives à des erreurs de gestion
- Le préjudice commercial (perte de clientèle, atteinte à la réputation)
- Les frais engagés pour la régularisation de la situation
La responsabilité pénale de l’expert-comptable
Les infractions spécifiques au domaine comptable
La complicité dans la présentation de comptes infidèles
L’expert-comptable peut être poursuivi pour complicité dans la présentation de comptes infidèles, notamment en application de l’article L.241-3 du Code de commerce. Cette infraction est caractérisée lorsque le professionnel participe sciemment à l’établissement de comptes ne donnant pas une image fidèle de la situation de l’entreprise.
Les délits fiscaux et leur qualification
En matière fiscale, l’expert-comptable peut être poursuivi pour complicité de fraude fiscale au titre de l’article 1741 du Code général des impôts. La qualification de cette complicité requiert la démonstration d’un élément intentionnel, à savoir la connaissance du caractère frauduleux des opérations auxquelles il a prêté son concours.
La responsabilité pénale en matière de blanchiment
Les obligations de l’expert-comptable en matière de lutte contre le blanchiment sont particulièrement strictes. Le non-respect des obligations de vigilance et de déclaration de soupçon peut engager sa responsabilité pénale au titre de l’article L.561-1 du Code monétaire et financier.
Le secret professionnel et les limites de la confidentialité
Le secret professionnel constitue une obligation déontologique fondamentale de l’expert-comptable, sanctionnée pénalement par l’article 226-13 du Code pénal. Toutefois, ce secret connaît des limites légales, notamment en matière de lutte contre le blanchiment ou dans le cadre de procédures judiciaires.
Les sanctions encourues et leur application jurisprudentielle
Les sanctions pénales encourues par l’expert-comptable peuvent être particulièrement lourdes, allant jusqu’à plusieurs années d’emprisonnement et des amendes conséquentes. La jurisprudence montre une sévérité accrue des tribunaux, particulièrement en cas de complicité active dans des fraudes organisées.
La prévention des risques professionnels
L’élaboration d’une lettre de mission détaillée
La lettre de mission constitue un outil essentiel de prévention des risques. Elle doit définir précisément le périmètre d’intervention, les obligations réciproques et les limites de la mission. Une attention particulière doit être portée à la description des prestations exclues du champ d’intervention.
La mise en place de procédures de vérification rigoureuses
L’expert-comptable doit mettre en œuvre des procédures de contrôle interne adaptées à chaque mission. Ces procédures doivent inclure des points de contrôle systématiques et une revue qualité des travaux effectués.
La documentation des diligences accomplies
La traçabilité des travaux effectués est cruciale en cas de mise en cause de la responsabilité. L’expert-comptable doit maintenir une documentation exhaustive de ses interventions, des conseils prodigués et des alertes émises.
La couverture assurantielle adaptée aux risques spécifiques
La souscription d’une assurance responsabilité civile professionnelle adaptée est obligatoire. Elle doit couvrir l’ensemble des activités exercées et prévoir des plafonds de garantie suffisants au regard des enjeux financiers des missions.
Les évolutions récentes de la responsabilité
L’impact du numérique et de l’intelligence artificielle
La digitalisation de la profession soulève de nouvelles questions en matière de responsabilité, notamment concernant la sécurité des données et la fiabilité des outils numériques utilisés. L’expert-comptable doit désormais intégrer ces risques technologiques dans sa pratique professionnelle.
Les nouvelles exigences en matière de lutte contre la fraude
Le renforcement des dispositifs anti-fraude impose aux experts-comptables une vigilance accrue et de nouvelles obligations de contrôle. La loi Sapin II a notamment renforcé les exigences en matière de prévention de la corruption.
L’évolution jurisprudentielle des dix dernières années
La jurisprudence récente tend à accroître le niveau d’exigence envers les experts-comptables, particulièrement en matière de devoir de conseil et de détection des anomalies. Cette évolution reflète les attentes croissantes de la société envers la profession.
Les perspectives d’harmonisation européenne des responsabilités
Les travaux d’harmonisation européenne en cours visent à établir un cadre commun de responsabilité pour les professionnels du chiffre. Cette évolution pourrait conduire à une redéfinition des standards de responsabilité à l’échelle européenne.